Ontologie
Ontologie (philosophie)
L’ontologie est une branche de la philosophie qui, dans son sens le plus général, s’interroge sur la signification du mot « être ». « Qu’est-ce que l’être ? » est une question considérée comme inaugurale, c’est-à-dire première dans le temps et première dans l’ordre de la connaissance. Elle est celle des premiers penseurs de la Grèce antique, tels Parménide et Platon. Elle déborde très largement le strict cadre de la métaphysique qui, née chez Aristote, étudie les différentes modalités et propriétés de l’être (ne posant déjà plus de problème en soi), avec quoi on a tendance à la confondre1. Il faut également distinguer l’ontologie en tant que telle de l’ousiologie, laquelle est la science de l’être entendu en tant qu’essence.
Le terme « ontologie », comme celui de métaphysique dans sa signification moderne, n’apparaît que bien plus tard, au début du xviie siècle, où il prend le sens de « philosophie de l’être », mais aussi de « science première ». À suivre Aristote, « Il y a une science qui étudie l’être en tant qu’être, et les attributs qui lui appartiennent essentiellement. Elle ne se confond avec aucune de ces sciences particulières, car aucune de ces autres sciences dites particulières ne considère en général l’Être en tant qu’être, mais découpant une certaine partie de l’Être c’est seulement de cette partie qu’elles étudient l’attribut »1.
À partir de cette définition, « la tradition a parfois compris cette ontologie aristotélicienne comme désignant à la fois une métaphysique générale ou des premiers principes, chargés du discours sur l’être, et une métaphysique spéciale qui traite de l’âme, du monde et de Dieu »2. Ce dont traitent Aristote et ses successeurs, c’est moins de la « question de l’être » en tant que telle, qui demeurera fixée pour lui et ses successeurs dans sa métaphysique, que des multiples significations de l’être — l’être entendu comme étant, les catégories, l’être comme vrai, l’être par soi, le devenir — selon les distinctions repérées par Franz Brentano3,4.
La « scolastique » reprendra cette doctrine en réinterprétant à son tour la « question de l’être » comme métaphysique générale, c’est-à-dire comme science des premiers principes, appelés aussi « transcendantaux » au sens où ils renvoient aux déterminations communes à tous les êtres. À cette métaphysique générale, on opposera la métaphysique spéciale ou « théologie »1, traitant de la question de Dieu.
L’ontologie comme question adressée à l’être de l’étant
Les multiples significations de l’être
L’« être » se dit en de multiples acceptions, dit Aristote au début du quatrième livre de sa Métaphysique, il énumère en ce même passage, une liste de concepts dont chacun reçoit le nom d’étant d’une façon chaque fois différente. « Telle chose est dite un étant parce qu’elle est une substance, telle autre parce qu’elle est une propriété de la substance, telle autre encore parce qu’elle est un acheminement vers la substance, ou une corruption de la substance, ou une privation des formes substantielles, ou une qualité de la substance ou bien parce qu’elle est une cause efficiente ou génératrice soit d’une substance soit de ce qui est nommé relativement à une substance ou parce qu’elle est une négation de quelqu’une des qualités d’une substance ou de la substance elle-même » rapporte Franz Brentano13,N 4.
L’impossibilité d’une science unitaire de l’être
Pierre Aubenque14 structure son gros volume consacré au problème de l’être chez Aristote autour de son échec à constituer une science « Une » de l’être (qu’il nomme philosophie première) autrement dit, à assurer un fondement sûr à sa Métaphysique. Si les multiples acceptions du mot être se disent relativement à un terme unique (pros hen), elles n’en font pas pour autant un genre ni un homonyme15.
La question du fondement
En métaphysique, chez Aristote comme plus tard chez René Descartes, le rôle du fondement est joué par la « Substance ». Mais plus généralement, rechercher le fondement ou principe c’est s’interroger sur quoi repose ultimement les choses et donc, de proche en proche, remonter jusqu’à la cause première ou premier principe non causé. Dans l’ordre de la connaissance la recherche du fondement consiste à découvrir sur quoi (l’élément solide), l’on peut s’appuyer pour commencer à penser, ainsi de Descartes qui fonde tout son raisonnement sur le « cogito », ou Heidegger qui momentanément fit fond dans Être et Temps sur une « métaphysique du Dasein »16. La Scolastique va user, en les reformulant des quatre causes aristotéliciennes (matérielle, formelle, finale, efficiente), pour induire à l’instar d’Aristote (avec nécessité d’un premier moteur), les quatre preuves de l’existence de Dieu17.
Dans la brève période le l’« Idéalisme allemand », avec des penseurs d’envergure comme Emmanuel Kant, Fichte, Schelling, Hegel, se joue rien de moins que la « question de l’être », dans un Idéalisme qui se caractérise par une « volonté » ou une « revendication » de « Système »N 5,N 6,N 7, qui le singularise dans l’histoire de la philosophie d’après un commentaire de Gilbert Gérard18. Dans sa quête formelle, cette question du système, va conférer à l’Idéalisme allemand, son unité, par-dessus les différences de tempéraments de ces protagonistes. Des trois philosophes ce dernier commentateur considère le système hégélien comme le seul véritablement accompli.
Le Nihilisme et la Volonté de puissance de Nietzsche constitue selon Heidegger l’ultime forme du déploiement de la « métaphysique de la subjectivité » initiée par Descartes19.
Martin Heidegger appellera « Ontologie fondamentale » ou « métaphysique du Dasein » sa propre tentative dans Être et Temps d’instauration d’un fondement plus solide à la métaphysiqueN 8.
L’ontothéologie
Alors que pour Kant, qui l’aurait créé, le terme « onto-théologie » désigne simplement, une forme spéculative qui vise à déduire l’existence de Dieu de son concept, il devient loi interne de l’être chez Martin Heidegger, dans sa réinterprétation de l’histoire de la métaphysique, et ceci depuis l’origine grecque. En 1957, Heidegger20 prononce une conférence intitulée Constitution onto-théologique de la métaphysique dans laquelle « il fait ressortir le fait que toute métaphysique s’enquiert de la totalité des étants (dans leur être) et sous celui hiérarchique de l’ordre qui en détermine la raison » (Dieu, cause première), même dans le cas où elle tourne le dos à la théologie. Heidegger parle à propos de cette structure onto-théologique d’un trait « destinal » de toute pensée métaphysique21.
En raison de sa structure « onto-théologique », la métaphysique, bien avant l’introduction du christianisme22, est depuis l’origine obnubilée par la question du fondement qui vise l’étant suprême, visée qui s’accompagne, selon Heidegger, de l’« oubli » de ce qui n’est ni un étant, ni l’étantité en soi, mais l’Être même autrement appelée « différence ontologique »23.
L’analogie
Pour la ScolastiqueN 9, qui a beaucoup investi ce concept, il était essentiel, en vue d’offrir, par son usage, d’envisager la possibilité d’un discours rationnel, sur l’« être suprême ». Il s’agissait d’établir solidement la métaphysique comme « science de l’être en tant qu’être », d’où le développement d’une science qui ne serait ni « univoque », ni « équivoque », à savoir« une science analogique , ou « analogie d’attribution » conçue comme le mode hiérarchique d’une participation graduelle des étants à l’être selon leur dignité »24.
Les traits constitutifs et permanents de l’ontologie métaphysique
Aux traits déjà répertoriés de la métaphysique tels que la nécessité d’un fondement, la révélation de sa structure systématique avec l’analogie et l’onto-théologie, Heidegger ajoute (découvre), l’oubli de l’être et son caractère destinal.
L’oubli de l’être
Depuis l’origine (au moins depuis Platon) la question en quête de l’être (de ses modalités), s’est substituée à la question du sens25. La conséquence la plus immédiate de cet oubli, c’est la permanence, inquestionnée dans la métaphysique, d’un fonds de concepts ontologiques, qui court à travers toute l’histoire de la philosophie, concepts tels que l’« être », la « substance », le « mouvement », le « temps », la « Vie », le « Soi » au profit d’une fausse évidence, d’un dogmatisme latent26.
Pour Heidegger, l’« oubli de l’être » commence avec la pensée de l’être comme « étant subsistant » et permanent dans la métaphysique grecque, qui se cristallise dans la Scolastique médiévaleN 10, pour être poussé à ses conséquences ultimes dans la science et la technique moderne27. Dès lors, à la suite de sa longue méditation de Nietzsche, Heidegger va éprouver l’« oubli de l’être ».
Le caractère destinal de la métaphysique
« Sous le signe de la science positive et de son application technique, cet oubli se précipite vers son achèvement, ne laissant plus rien subsister à côté de lui qui puisse bénéficier d’un être plus authentique dans quelque monde réservé au « sacré » » écrit Hans-Georg Gadamer28. Pour Heidegger, la métaphysique n’est plus seulement une discipline philosophique, mais devient une puissance historiale, en propre, [dans son essence] qui reflète un destin de l’être29.
L’homme de la métaphysique n’a plus affaire à des « choses » (au sens de la conférence « Qu’est ce qu’une chose ? »), ni même à des objets, Gegenstand30 mais à tout ce qui dans une perspective utilitaire a vocation à entrer dans le fonds disponible, que Heidegger appelle Bestand. Or c’est tout l’étant y compris l’homme qui dans le monde moderne prend place en tant que « capital humain » dans l’horizon de l’utilité31.
La « Technique » au sens du « Gestell » ou « Dispositif », tient l’homme en son pouvoir, il n’en est nullement le maître. L’homme moderne est requis par et pour le dévoilement commettant, qui le met en demeure de dévoiler le réel comme fonds32.
L’ontologie comme question adressée à l’Être comme tel
« La démarche heideggérienne vise à délivrer l’ontologie de tout carcan métaphysique, dans une démarche phénoménologique en faisant droit à la question du sens de l’être puisé au fil de l’existence humaine, à la source du temps »33.
Retour au sens originaire de la question
La conviction que le « sens de l’être » a été oublié, s’origine chez Heidegger, dans l’idée que ce sens « de venue en présence » et non pas seulement de choses présentes, qui serait le sens véritable, a été initialement intensément éprouvé par les premiers poètes et penseurs grecs notamment Héraclite et Anaximandre (voir La Parole d’Anaximandre) et d’une manière explicite par Platon34, « en l’éclat presque insoutenable, sa venue en présence dans toute la profusion qu’abrite ce vocable ».
La métaphysique du Dasein
Dans Être et Temps, et jusque dans les toutes premières années 1930, remarque François Jaran35, Heidegger est à la recherche « d’une conception plus radicale et plus universelle de l’essence de la transcendance qui va nécessairement de pair avec une élaboration plus originaire de l’idée d’ontologie et, par là, de la métaphysique », tirée de Essence du fondement 36. Dans cette brève période, il s’agit de se saisir de l’être à partir de l’essence métaphysique du Dasein comprise comme transcendance37. La métaphysique n’y est plus abordée comme une branche de la philosophie, mais « comme événement dans l’existence humaine, comme quelque chose de propre et d’essentiel à la nature de l’homme ». Heidegger semble y redécouvrir le thème kantien d’une « metaphysica naturalis » qu’il va tenir pour la véritable métaphysique.
Achèvement et dépassement de la métaphysique
Le thème de l’achèvement occupera après Être et Temps, une place cardinale dans la pensée heideggerienne de l’histoire. Elle sert de pivot pour interpréter le passage de l’ère dominée par la métaphysique à l’époque où elle s’efface comme doctrine mais en pleine réalisation concrète de ses principes, à savoir l’époque de la Technique38, à l’exemple du projet nietzschéen de « renversement du platonisme ». Ainsi dans les notes rassemblées sous le titre « dépassement de la métaphysique » des essais et conférences, Heidegger dit explicitement que la métaphysique est achevée parce qu’elle a fait le tour de ses possibilités39. À ce sujet, remarque Michel Haar38, si l’époque de la technique en est l’ultime forme, « nous ignorons encore ce que nous réserve l’achèvement de la métaphysique et nous ne pouvons à peine imaginer ce qu’inventera la domination inconditionnée ou la mobilisation totale […] qui ne font que commencer ».
Au-delà de la métaphysique, un autre commencement
Quant à l’idée d’« un autre commencement », il ne faut pas l’entendre en un sens chronologique où un « commencement » succéderait à un « autre commencement », dans un enchaînement causalN 11, car il ne fait signe vers aucune philosophie de l’histoire, ni sur l’idée d’un progrès de l’humanité ou celle d’un déclin, tout ceci appartient en propre à la métaphysique et à son besoin de « calculabilité ». L’autre commencement prétend, par-dessus la métaphysique, reprendre source directement à l’origine, à l’écoute de la dynamique cachée de l’histoire de l’« être ». Il s’agit, de se retourner pour retrouver à travers la « Répétition », le point inaugural d’un autre chemin possible de la pensée, d’un « autre commencement ».« Le premier commencement qu’est la métaphysique n’est pas une « cause », qui à un moment donné de l’histoire, aurait l’autre commencement de la pensée pour « effet », elle est une origine, en allemand une Ursprung , qui demande à devenir plus « originaire » », écrit Martina Roesner40.