Meule dormante
Meule à grains
Une meule à grains est un objet technique, traditionnellement en pierre, qui permet le broyage, la trituration, le concassage, ou plus spécifiquement la mouture de diverses substances.
Selon les lieux et les époques, la meule de pierre fut utilisée pour la mouture « sèche » : dans la fabrication de la farine, du sucre ou des épices, mais aussi pour la préparation des kaolins, ciments, phosphates, chaux, émaux, engrais et autres minerais. L’opération de mouture peut également être réalisée « humide », comme pour la semoule de blé dur, le nixtamal ou le broyage des graines de moutarde. Lors de leur préparation, certaines matières premières permettent d’obtenir une pâte qui devient naturellement fluide, par exemple dans la trituration des olives ou le concassage du cacao.
Souvent qualifiée de « plus vieille des industries », l’utilisation de la meule de pierre est indissociable de l’histoire humaine. Intégrée depuis la fin du Paléolithique à des processus alimentaires, son usage est resté constant jusqu’à la fin du xixe siècle, où elle fut progressivement remplacée par des outils métalliques d’un genre nouveau. Pourtant, elle est toujours visible dans des installations domestiques ou rurales, comme en Inde, où 300 millions de femmes employaient quotidiennement des moulins à bras pour la production de farine en 20021.
Aux origines d’une industrie
La préparation par broyage ou mouture de substances végétales (racines, tubercules, amandes, feuilles…), animales (moelle, tendons…) ou minérales (ocre), en vue de leur consommation ou d’un usage technique, existe depuis plusieurs dizaines de millénaires. À la différence du concassage qui consiste à faire éclater une enveloppe dure comme une coquille ou un os pour en récupérer le contenu, il s’agit ici de réduire en poudre ou en pâte une matière de consistance nettement plus tendre.
Sur le site archéologique de Tell Abu Hureyra, dès le VIIIe millénaire av. J.-C., le squelette des femmes montre des traces d’arthrose au niveau des genoux, de déformation de la colonne vertébrale et du premier métatarse, pathologies associées à de longues périodes de position fléchie durant le travail de mouture, ce qui appuie la théorie selon laquelle les premiers humains auraient pratiqué une division sexuelle du travail2.
Broyage, pilage, mouture : des gestes différents
Dans sa typologie des percussions, André Leroi-Gourhan définit plusieurs familles de gestes, dont trois sont essentiels pour la préparation des matières premières :
- Les gestes de pilage qui s’opèrent en une percussion lancée verticale à l’aide d’un objet lourd et allongé à la manière du pilon africain. Ce geste est également mis en œuvre avec le martinet dans la fabrication de la pâte à papier ou le forgeage ;
- Les gestes de mouture, en percussion posée, qui s’exercent en un mouvement circulaire, désordonné, ou d’avant en arrière sur une dalle à moudre ;
- Les gestes de broyages où les mouvements sont à peu près circulaires et de temps à autre verticaux, combinant ainsi une percussion lancée et une percussion posée qui sont ici qualifiées de diffuses. C’est le cas du système mortier-pilon contemporain.
Évolution du matériel de broyage et de mouture au Paléolithique
L’examen attentif des broyeurs du Paléolithique (galet, molette, pilon-broyeur…) permet de déterminer la nature de l’action exercée sur la matière et le geste accompli ; la fonction de l’outil peut alors être précisée, ainsi que l’activité à laquelle il a participé.
L’homme de Néandertal utilisait déjà des outils sommaires pour écraser différentes substances, comme l’atteste la présence de broyeurs rudimentaires à la fin du Moustérienet de meules au Châtelperronien. À partir de l’Aurignacien(vers 38 000 ans), l’homme de Cro-Magnon utilise régulièrement meules, broyeurs allongés et molettes circulaires. Ce matériel se diversifie à partir du Gravettien(vers 29 000 ans), avec l’apparition de nouveaux types d’outils tels que meules-mortiers et pilon-broyeurs.
À la fin du Paléolithique, les meules de Wadi Kubbaniya (Moyen-Orient, 19 000 avant le présent) sont impliquées dans des processus alimentaires et associées à des résidus de plantes tubéreuses dont on sait qu’il faut absolument les moudre avant de les consommer, soit pour en extraire les toxines (Cyperus rotundus, un souchet), soit pour faire disparaître la texture fibreuse qui les rendrait indigestes (Scirpus maritimus)3. Les rhizomes de fougères et la chair du fruit du palmier doum, également retrouvés sur ce site, gagnent à être moulus pour améliorer leurs qualités nutritionnelles ; ils venaient ainsi compléter l’alimentation carnée des chasseurs-cueilleurs. La mouture de graines d’orge ou d’avoine était pratiquée à la fin du Paléolithique supérieur (Franchthi) ou du Kébarien (Ohalo II, 19 000 avant le présent)4.
Avec l’amélioration de l’outillage, la matière est de plus en plus finement broyée, mais on ne peut parler de mouture que lorsqu’elle devient une véritable poudre. Ainsi, les hommes du Paléolithique supérieur européen dissociaient déjà broyage et mouture comme en atteste l’apparition à cette époque des premières dalles à moudre utilisées avec des broyeurs ou des molettes. Si la mouture de céréales sauvages n’est pas attestée pour les débuts du Paléolithique supérieur, du moins en Europe, il n’est pas interdit de penser que la mouture d’autres matières végétales (glands, noix, noisettes…), animales (graisse) se pratiquait déjà pour les réduire en pâte avant cuisson. De même, il est probable que les hommes utilisaient à cette époque des meules à des fins techniques, pour écraser des substances minérales (colorants) et certaines fibres végétales ou animales pour une utilisation technique.
Au Mésolithique, puis au Néolithique, avec la domestication des plantes, un matériel de broyage, de pilage et de mouture entièrement façonné et de beaucoup plus grandes dimensions fait son apparition. À partir du Natoufien, plusieurs types de meules peuvent se côtoyer, telles que des meules profondes « en forme d’auge » ou des meules plates, ce qui témoigne d’une spécialisation de leur fonction. Au Proche-Orient, le pilon-broyeur commence à être façonné à partir du Kébarien et du Natoufien. Il évolua progressivement vers le pilon lancé qui est un objet lourd, généralement en bois. Ce type de matériel subsiste encore de nos jours dans de nombreuses régions, comme en Éthiopie pour la mouture du mil.
L’apparition des meules plates et allongées au Natoufien (Abu Hureïra sur l’Euphrate) daterait du IXemillénaire av. J.-C.. Elles présentent des surfaces actives plus importantes et marquent l’apparition d’un nouveau geste, celui de la mouture exercée d’avant en arrière, à deux mains et qui implique une nouvelle posture du corps, agenouillé devant la meule. L’apparition des grandes meules asymétriques et façonnées (Mureybet, Cheikh Hassan, vers 10 000 BP) aboutira aux meules « en forme de selle » connues encore aujourd’hui avec le metate4.
Les meules « à force de corps »
Jusqu’à l’invention du moulin à eau, les moulins ont fonctionné « à force de corps », c’est-à-dire en utilisant la force motrice des animaux ou des hommes.
Critères de choix des pierres meulières
Dans le langage courant, les « pierres meulières » correspondent à tout type de roche qui a pu servir dans un moulin, alors qu’au sens du géologue, la vraie « meulière » se définit comme un accident siliceux dans un bassin sédimentaire.
À l’échelle de l’histoire, il semble que des essais de fabrication aient été réalisés avec la plupart des types de roches disponibles. Parmi les roches sédimentaires d’usage possible, on trouve des roches calcaires et des roches gréseuses. Ces dernières apparaissent très vite comme des pierres de choix, avec des porosités qui les rendent faciles à tailler25 et une extraction qui peut être facilitée par une disposition en lits entre des interlits argileux26. Il faudra attendre le xve siècle pour voir les prémices de l’exploitation des meulières sensu stricto, meulières qui vont se généraliser au xviiie siècle27.
Les roches profondes d’origine magmatique, telles que le granite, sont très répandues, mais elles furent finalement peu utilisées pour la fabrication des meules, probablement du fait de leur faible porosité et de la présence de mica noir qui s’altère rapidement en donnant des oxydes de fer. Le basalte a largement été utilisé en Allemagne (Eifel), mais il est peu répandu en France, à l’exception du volcan d’Évenos en Provence ; on peut également citer les meules de basalte du volcan d’Agde, et celles du volcan de Sainte Magdeleine à La Mole, non loin de Cogolin.
Les calcaires sont généralement poreux, avec des résistances en compression moyennes à faibles, de sorte que les calcaires « classiques » semblent avoir été vite abandonnés au profit de meilleures pierres. S’il possède un grain très fin, le calcaire se polit très vite et il est nécessaire de le retailler fréquemment pour que les pierres restent rugueuses. Certains calcaires gréseux (calcaire de Saint-Julien-des-Molières) peuvent avoir une très bonne résistance à la compression (supérieure à 100 Mpa28).
Les roches gréseuses à ciment calcaire, comme les molasses alpines, sont très répandues. Elles possèdent des porosités moyennes (6 à 12 %), une résistance à la compression également moyenne (35 Mpa), une granulométrie souvent grossière et un pourcentage de silice variable.
Une très bonne roche meulière est en général riche en silice : plus le pourcentage est élevé et plus la roche est résistante, la silice étant le minéral courant le plus dur à la surface de la Terre. C’est le cas des roches gréseuses à ciment siliceux dont le pourcentage de silice est élevé parce que les grains comme le ciment sont de nature siliceuse. Pourtant elles ne font pas forcément de bonnes pierres meulières, à l’instar du grès des Vosges qui possède un grain plutôt fin et des traces de fer.
Les roches gréseuses un peu métarmophisées ont souvent une porosité très faible (de l’ordre de 2 %) du fait de la compression dans un contexte de tectonique, ce qui donne des grès un peu compacts. La résistance à la compression peut être très élevée (supérieure à 100 Mpa), comme pour le grès d’Arros, malgré un pourcentage de silice moyen.
Enfin, les meulières au sens du géologue sont des pierres poreuses, ce qui joue un rôle pour la taille, mais aussi sans doute pour le travail de la meule. On y trouve des pierres comme celles de La Ferté-sous-Jouarre, qui possèdent une porosité élevée (20 %) avec une résistance à la compression de 80 Mpa et un grain moyen. Les pierres de Corfélix ont une résistance à la compression exceptionnelle de l’ordre d’un basalte massif (190 Mpa), 98 % de silice, un grain assez grossier et une porosité moyenne à forte27.
- Une insensibilité à l’altération, qu’il s’agisse d’une dissolution (gypse), de l’action de l’humidité (cas du calcaire) ou chimique sous l’action de l’eau, comme pour le mica des granites ou le grès des Vosges (présence de fer) ;
- L’hétérogénéité à l’échelle millimétrique et centimétrique est une qualité pour avoir des aspérités qui écrasent et des canaux qui évacuent, à la façon de poinçons durs qui seraient tenus par un ciment un peu moins dur, mais tenace, ce qui n’est généralement pas une caractéristique des roches calcaires ;
- Une porosité importante qui facilite l’exploitation en carrière, car il est plus facile d’introduire des outils de taille dans une roche poreuse que dans une roche massive, mais aussi sans doute le travail de la meule.